Il y a quelques mois, alors que je dînais chez lui, mon frère immédiatement aîné, TuDikoi, m’invitait à passer quelques moments seuls à seuls, loin de sa femme et de ses enfants. Il a mis du temps à trouver ses mots, hésitant, soudain pris d’une émotion inhabituelle chez lui, bien loin de l’apparent contrôle de soi auquel il nous avait habitué.
Assez rapidement, il était en pleurs, mon frère !, pour cette première vraie discussion de toute notre vie. Il m’annonçait officiellement ce qui était un secret de polichinelle depuis longtemps, les difficultés qu’il connaissait dans son couple après quinze ans de mariage, et quatre enfants. Quinze ans pendant lesquels il n’a jamais su parler à, avec sa femme. Quinze ans à ne pas communiquer, ne pas se comprendre, vivre deux vies au lieu d’une. Séparation de fait, divorce imminent.
Nous en parlions récemment avec ElleDikoi, ma grande sœur chérie. En colère contre TuDikoi et sa femme, qui ont laissé filer toutes leurs chances, sans penser un instant aux conséquences, sans penser à leurs enfants, elle avait du mal à comprendre comment une telle absence de communication pouvait exister dans notre famille.
Et puis nous avons parlé de LuiDikoi, notre frère aîné, aussi secret lui aussi dans les difficultés de la vie qu’il rencontre, lui qui ne dit jamais rien sur ce qu’il pense, craint, souhaite, regrette, ses joies, ses peines.
J’ai constaté ma propre incapacité, sans pour autant donner les motifs, encore inexplicables, ce n’était de toute façon ni le moment, ni le sujet.
Le constat se dessinait, à elle comme à moi, de façon accablante : sur bien des critères, PapaDikoi et MamanDikoi peuvent être fiers : ils nous ont “bien élevé”, têtes plutôt bien faite, honnêtes, polis, fidèles, ouverts, généreux aussi, certainement.
Mais cette générosité, il faut bien le reconnaître, pour nous les garçons, n’est que superficielle. Nous savons accorder notre temps, donner de notre argent, mais notre cœur est difficilement prenable. Nos émotions nous appartiennent, nous ne savons pas les partager, même si nous le voulons.
Je ne crois pas avoir jamais dit “je vous aime” à mes parents, ni n’avoir eu de conversation profonde avec eux, sauf avec PapaDikoi, une fois. Deux heures, dans ma vie, dans sa vie.
La première fois que j’ai voulu dire “je t’aime” à un garçon, j’ai mis une soirée entière avant d’y arriver, et je n’ai pu le faire qu’en le formulant en anglais, en espagnol, puis, doucement, douloureusement, en français.
ElleDikoi et moi en avons convenu, comment faire autrement ? Nos parents ne nous ont pas appris à parler, ils étaient convaincus qu’un homme ne se construisait pas à coups de sentiments, certainement pour eux plus une faiblesse plus qu’une force, pire encore, une inconvenance.
Pour parodier Brel :
Faut vous dire, Monsieur,
Que chez ces gens là,
On n’parle pas, Monsieur,
On n’parle pas, c’est impudique
Aujourd’hui, ils ne peuvent que s’en rendre compte : le premier ne leur parle que de sujets ciblés, la tension est toujours vive entre eux et sa famille ; le deuxième ne leur parle plus de sa famille, alors qu’ils n’ignorent pas ses difficultés ; quant au troisième, ils ne savent presque rien de lui.
Je leur souhaite pourtant d’être aveugle à cette conclusion, de constater les faits sans arriver à les relier. Car c’est un cruel constat d’échec, arrivé au crépuscule de leur vie. Et je n’ose imaginer, ni ne leur souhaite, la douleur qu’ils pourraient ressentir face à ce gâchis. L’échec d’une vie, sur l’aspect le plus important de notre humanité. Terrible.
Vos commentaires
# Le 31/05/10, Al West En réponse à : Tout le monde ne dit pas « I love you »
Je ne crois pas avoir jamais dit “je vous aime” à mes parents
D’ou l’importance de les aimer et de le leur dire pendant qu’ils sont vivants... (c’est ce que j’ai fait avec Peupa, et même s’il est mort le lendemain (j’espère que ce n’est pas à cause de cela), j’en suis aujourd’hui encore heureux (et fier)).
Amicalement.
Al West
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